Débat autour de la batterie de Maisy

ou l’histoire mouvementée d’une redécouverte

En janvier 2006, la communauté historique apprend par les médias qu’un point d’appui allemand de 44 hectares, complètement oublié par les historiens et les autorités normandes, a été redécouvert par un passionné britannique, au cœur même de l’espace historique de Normandie, sur la commune de Grandcamp-Maisy (Calvados). D’après le propriétaire des terrains, Gary Sterne, les éléments qu’il a pu observer sont tout à fait extraordinaires et méritent une grande attention. Dans le même temps, un débat commence à faire rage entre ceux qui jugent que Sterne est un affabulateur et ceux qui prennent sa défense. Récit et réflexion au sujet de cette redécouverte.


Immédiatement, la nouvelle me parvient. J’apprends au même moment l’existence du débat. En effet, les théories avancées par le propriétaire anglais sont étonnantes, et m’apparaissent même difficiles à tenir. Selon lui, le site aurait renfermé un quartier général de l’armée allemande, mais également tout un régiment et son rôle aurait été non négligeable le Jour J ainsi que pendant les trois jours qui ont suivi. Étonnant pour une batterie quasi-oubliée, et qui n’est que très succinctement, voire pas du tout mentionnée par les livres sur le Mur de l’Atlantique en Normandie.

Je me suis rendu au cours de l’été 2006 sur le site, où j’ai rencontré Gary Sterne, le propriétaire des lieux. Il y a quelques années, il a acheté à un vétéran américain une carte datant de la guerre, qui révélait la position de ce point d’appui allemand. Intrigué, il observe alors que le site est situé à une centaine de mètres au sud-ouest du petit village de Maisy (tout proche d’un autre village balnéaire : Grandcamp-les-bains), et qu’il profite d’une vue imprenable sur l’embouchure de la Vire (baie des Veys), et sur les plages de l’est du Cotentin. Justement, depuis quelques temps déjà, il possède un petit appartement à Maisy où il vient parfois, à la rencontre de l’espace historique de Normandie. Passionné par les fouilles archéologiques, il est passé maître dans l’art de faire des affaires dans les brocantes militaires, et il a même écrit un ouvrage à ce sujet qui est devenu une référence en la matière. S’il travaille dans l’édition en Angleterre, il s’est découvert une nouvelle passion en Normandie : l’achat de terrains.

En effet, après avoir obtenu cette fameuse carte, il s’est rendu sur le site. Il a bien entendu observé les trois casemates du lieu dit La Martinière. Au premier abord, au lieu dit Les Perruques, il ne restait plus rien du complexe allemand. Mais à deux ou trois endroits au niveau du sol, il repère des coins de béton, des façades peintes en noir ou qui laissent à nu la couleur grise et froide d’un bunker. Après avoir dégagé la végétation à divers emplacements, il repère que les installations coïncident exactement avec son plan. Pour lui, cela ne fait aucun doute : la batterie est toujours là, sous ses pieds, submergée par la végétation ou recouverte par la terre. A partir de ce moment, il n’a plus qu’une idée en tête : posséder ces terrains, déterrer la batterie, et retrouver son histoire.

Premiers travaux, premières questions

Il achète aux paysans de la région la plupart des terrains, et entreprend en parallèle de réunir toutes les archives possibles concernant le rôle joué par cette batterie dans la Seconde Guerre mondiale, depuis sa construction jusqu’à son abandon. En septembre 2005, les travaux commencent. Avec des engins de terrassement, il dégage la terre, creuse des tranchées, tout en suivant les indications de sa carte et de quelques photographies aériennes alliées datant de mai 1944. Il découvre des abris pour infanterie, des tunnels, et surtout des emplacements pour pièces d’artillerie. Et le travail continue encore aujourd’hui. Il existe quatre encuvements pour des canons de 155 mm (lieu dit Les Perruques) et 3 casemates pour canons de 100 mm (lieu dit la Martinière).

Du côté des archives, il est aidé par des vétérans américain du 5e bataillon de Rangers. Ces hommes ont pris d’assaut la batterie le 9 juin 1944 au matin. Ils lui livrent de curieuses informations : lors de l’attaque, ils ont abattu des officiers SS. Que faisaient les SS à cet endroit ? Ils ont également trouvé une somme importante d’argent qui commençait tout juste à être évacuée lorsque les Rangers ont attaqué. Une somme qui se compte en millions de Francs. Était-elle destinée à payer les troupes de la région ? Le combat pour la capture de la batterie a duré près de cinq heures et les cadavres de parachutistes américains du 506e régiment de la 101e Airborne ont été retrouvés par les Rangers. Pourquoi le grand public n’a-t-il jamais entendu parler de tout cela avant 2005 ? Un vétéran raconte : « Parce que jamais personne ne nous a jamais posé la question ». De plus, tous les regards des historiens et des touristes se portent sur la batterie de la Pointe du Hoc, distante de quelques kilomètres seulement et immortalisée par le film Le Jour le plus long.

Après la bataille, les bulldozers américains ont recouvert de terre la batterie, permettant aux paysans de retrouver rapidement des terrains exploitables, plongeant peu à peu le point fortifié allemand dans l’oubli. Quelques passionnés et historiens vont bien s’y intéresser, mais elle est restée à distance du grand public.

Une histoire volontairement oubliée, selon Gary Sterne. Ce dernier en est persuadé : la batterie cache de nombreux secrets. Ses interrogations ont été publiées dans la presse locale et nationale, et sont même passées sur les ondes de nos radios ainsi que diffusées sur les écrans de télévision. Les réponses ne se sont pas faites attendre : pour beaucoup d’historiens de la période, et notamment Jean Quellien, la batterie n’a pas joué un rôle primordial dans le déroulement du Jour J. Elle n’a pas fait l’objet d’une attaque particulière le Jour J, contrairement au point d’appui allemand de la Pointe du Hoc, et n’a apparemment pas opposé de résistance farouche aux forces alliées dans les jours qui ont suivi. Sterne ne cherche selon eux qu’à faire de la publicité pour ses travaux et son musée, en misant sur le sensationnel.

Quelles sont les affirmations de Gary Sterne ? Les deux points d’appui codés Wn 83 et Wn 84 (Wn pour Wiederstandnest, c’est-à-dire « nid de résistance » en allemand) ne formeraient en réalité qu’une seule et même batterie. Selon ses interprétations des photographies aériennes et des cartes en sa possession, tout porte en effet à le croire. Ainsi, il n’y aurait pas pour lui deux groupes distincts d’artilleurs (respectivement des 9e et 8e bataillons du 1716e régiment d’artillerie de la 716e division d’infanterie), mais tout un régiment, transformant les deux petits points d’appui de Maisy en un pivot central de la défense de la région. Les documents officiels manquent à ce sujet et rien ne peut être pour le moment clairement affirmé. Mais la proximité entre les deux batteries de la Martinière et de Les Perruques (distantes l’une de l’autre d’environ 450 mètres), ainsi que le champ de mines qui entoure effectivement les deux points d’appuis permettent de penser que ces deux sites étaient complémentaires.

Toujours selon Sterne, la batterie aurait joué un rôle non négligeable au cours du débarquement. Pour prouver cette affirmation, il fait observer plusieurs éléments. Tout d’abord, le site est quasi-intact. Alors que tous les rapports de la RAF et de la marine alliée signalent avoir réduit le site à un tas de cendres dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, il n’y a pas d’impacts visibles des bombardements aérien et/ou naval sur les bunkers. Les seules traces visibles proviennent d’explosions d’obus de mortiers tirés le 9 juin 1944 au matin par les troupes américaines. Seules quelques bombes isolées (une dizaine selon Sterne) auraient été larguées sur le site, sans faire de dégâts irrémédiables (les restes d’une bombe américaine retrouvée sur les lieux le prouvent).

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Cependant, un poste de communication radio et un tunnel ont été atteint. Mais dans l’ensemble, la batterie aurait été en mesure d’ouvrir le feu le 6 juin 1944 à l’aube.

Les canons sur place ont-ils posé problème aux opérations de débarquement ? Oui, selon Sterne. Non, selon les historiens et certains passionnés du Jour J. Pour le propriétaire des lieux, la portée des canons a permis de bombarder les plages d’Utah Beach, distantes de 4 kilomètres environ, et celles d’Omaha Beach (distantes de près de 15 kilomètres), car des rapports (notamment le journal D-3 du 6 juin 1944 rédigé par la 29e division d’infanterie américaine) signalent avoir subit le feu des batteries de Maisy le matin du Jour J. Ses détracteurs estiment que ces informations sont fausses : la portée des canons de 155 mm (canons français  155 SFH 414 F datant de la Première Guerre mondiale) ne dépassant pas les 11,3 km, ils ne pouvaient pas par conséquent avoir pu bombarder Omaha. Mais cette batterie, quasi intacte le Jour J, ayant ses canons pointés vers Utah Beach, le large et Omaha Beach, est-elle réellement restée muette ? N’a-t-elle pas cherché à engager les forces sur Utah, à la Pointe du Hoc, ou bien les navires en mer ? Tous les canons étaient-ils encore en place face aux Allié ? Tout n’a sûrement pas été écrit à propos de cette batterie.

Une attaque oubliée

Face à ces attaques, Sterne n’en démord pas. Il fait venir au cours de l’été 2006 des vétérans du 5e bataillon de Rangers sur les lieux même d’un combat intense, dont peu de monde a entendu parler. Voici le témoignage qu’ils nous livrent.

Tout commence le 8 juin 1944, lorsque les troupes américaines débarquées à Omaha Beach font cesser par les armes le siège du point d’appui de la Pointe du Hoc, où près de 90 Rangers du 2e bataillon se battaient depuis le Jour J. Le colonel Rudder, est alors contacté par radio : le général Bradley lui confie une nouvelle mission. Cette fois, il s’agit de s’emparer du point d’appui de Maisy. Rudder, lui-même blessé, sait que le deuxième bataillon est quasiment hors d’état de combattre. Il demande alors au 5e bataillon, débarqué sur Omaha le 6 juin 1944, de se charger de l’assaut.

Celui-ci débute à l’aube du 9 juin 1944. Trois compagnies du 5e bataillon aux ordres du Major Sullivan sont engagées dans l’action, appuyées par deux half-tracks du 2e bataillon de Rangers (armés de canons de 75 mm) et par la compagnie B du 81e bataillon d’armes chimiques (armée de mortiers de 4.2). Les Rangers possèdent en outre quatre mortiers de 81 mm.

Après que le 58e bataillon d’artillerie de campagne blindé mette un terme à son intensification des feux sur le point d’appui, les Américains se lancent à l’assaut du site étendu sur près de 44 hectares. D’après les témoignages donnés par les vétérans, les combats sont d’une intensité extraordinaire, il y a des luttes au corps à corps, des tirs fratricides… Le réseau des tranchées est si compliqué que les Américains s’y perdent plusieurs fois, ajoutant au désordre de la bataille et occasionnant de nouveaux tirs fratricides.

Cinq heures plus tard, la batterie est enlevée. Mais que savons-nous précisément sur ce combat ? Son histoire reste encore à écrire. Et c’est ce qui fait l’intérêt de cette batterie, car plusieurs décennies après les faits, le travail des historiens est loin d’être terminé.

Quelles conclusions ?

Que dire du débat actuel au sujet de cette batterie ? Toutes ses interrogations trouvent leur origine dans une multitude de petits détails qui n’ont pas été expliqués jusque là. En effet, peut-on croire en la justesse des compte rendus officiels américains et britanniques au sujet du point d’appui ? Les Britanniques rendent compte avoir placé la batterie hors d’état de nuire, d’abord par un bombardement aérien de près de 600 tonnes de bombes, puis par un bombardement naval (bâtiment de guerre HMS Hawkins) à l’aube du 6 juin. Mais en observant la batterie de près, on ne retrouve pas pour l’instant les traces de destructions complètes. De plus, les Américains signalent son activité après 8 heures du matin le Jour J. Mais ils le signalent dans un compte rendu qui pourrait s’avérer tout aussi imprécis que les rapports britanniques.

Il y a également le problème du point de vue. Quelle fut l’importance de Maisy respectivement pour les Alliés et pour les Allemands ? Un ensemble mineur, si l’on se réfère à la classification générale de l’Organisation Todt, mais qui demeure toutefois non-négligeable, notamment tactiquement, car il défend l’entrée de l’embouchure de la Vire (qui permet d’accéder directement à Isigny-sur-Mer). Mais en était-il de même pour les Américains, qui ont envoyé le 9 juin 1944 le 5e bataillon de Rangers (une unité d’élite par rapport à l’infanterie classique) s’emparer du site, comme ils avaient envoyé le 2e bataillon capturer la Pointe du Hoc, alors que la 29e division d’infanterie progressait au sud et atteignait déjà Isigny-sur-Mer) ?

L’Histoire, même celle dite « contemporaine », n’est ainsi jamais totalement écrite ni maîtrisée. Il faut également compter avec les témoignages des vétérans, fait propre à l’histoire la plus proche de nous, et qui entrent parfois en concurrence avec les écrits. Désormais, et c’est mon ouverture sur un autre débat, il faudrait s’intéresser à la manière dont l’Histoire est écrite. Nous ne devons pas croire naïvement tout ce qui peut nous être dit, ni tout ce qui est affirmé dogmatiquement. L’étude d’un événement historique militaire, et surtout une bataille, doit ainsi se faire autant que possible en parallèle avec l’étude du lieu géographique concerné. Les observations peuvent invalider certains écrits, et amènent à se poser des questions auxquelles la seule étude des textes n’apporte pas toutes les réponses.

Maisy cache encore certainement de nombreuses informations qui ne sont peut-être pas primordiales dans la compréhension globale du débarquement de Normandie. Mais la quête des détails (en Histoire, comme dans d’autres disciplines, le diable gît dans les détails) permet de ne pas transformer les événements passés en des événements faussement interprétés. Et c’est aussi (voire surtout) ça, le devoir de mémoire : révéler tous les véritables détails de l’Histoire.

Marc Laurenceau

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