PS: "Bitcherland"= Pays de Bitche (la ville) a l'extrême Est de la Moselle et donc de la Lorraine.Et pourtant... Nicolas Gambs, l?un des 30.000 ?Malgré-Nous? lorrains, a raconté sa ?libération? très particulière. En décembre 1944, il se cachait depuis un an, après avoir déserté la Wehrmacht. Dans Rimling, son village du Bitcherland, à quelques centaines de mètres de la frontière allemande, les insoumis et les déserteurs étaient si nombreux à guetter l?arrivée des Américains que toutes les granges en restaient fébriles. On rêvait chaque nuit, d?une ferme à l?autre, en imaginant le ronflement de la première jeep, en haut du virage.
L?engin déboucha enfin et une quarantaine de ?Malgré-Nous? convergèrent en même temps sur la route... Dégringolant des échelles, ou se laissant glisser le long des meules, ces jeunes qui avaient, depuis tant de nuits, rasé les murs comme des renards, couraient soudain vers la vie, stupéfaits de se découvrir en si grand nombre, même si, à la barbe des Allemands, leur présence autour du village était un secret de Polichinelle. Ils arrivaient parfois les sabots à la main, pour débouler plus vite. Quelques heures plus tard, une fois passée l'effervecence, tous ces revenants trop naïfs s?était retrouvés alignés contre un mur, avec une mitraillette en guise d'accueil.
Les insoumis, c?est-à-dire ceux qui n?avaient jamais répondu à l?incorporation, avaient été relâchés sans trop d?explication, du bout des lèvres. C?était déjà beaucoup demander à des caporaux du Kansas. Mais les déserteurs, c?est-à-dire les incorporés de force qui s?étaient enfuis du front russe, ou à l?occasion d?une permission, ceux-là n?avaient pas été relâchés du tout ! C?était vraiment trop demander à des sergents de l?Oklahoma.
Plus tard, un gradé américain avait fait subir aux prisonniers interloqués un interrogatoire surréaliste. On peut certes comprendre la méfiance des Américains, qui avaient déjà beaucoup de mal en découvrant qu'en France, les localités nord-mosellanes avaient des noms germaniques.
Mais comment accepter le ton des interrogatoires ?
Leur teneur atteint les sommets du crétinisme militaire. Imaginez le gradé américain, et les "Malgré-nous inquiets " face à lui... Une page d?anthologie.
"Vous avez refusé de porter l?uniforme allemand ??
_ C'est que, vous voyez , mon commandant... Je suis resté caché dans mon village depuis un an..
_ OK mon vieux ! Ca je le comprends encore. Mais vous n?aviez pas refusé d?être incorporé ?
_ A vrai dire ... j?aurais bien voulu, mon commandant. Mais ils pouvaient déporter mes parents. Alors j?ai préféré disparaître en sauvant les apparences, à la fin d?une permission.
_ Donc vous reconnaissez que vous avez déserté ?
_ Ben oui, mon commandant. Et j?en suis fier
_ Il n?y a pas de quoi, mon vieux. C?est un crime...
_ Un crime ? quel crime ?
_ Un soldat ne doit jamais déserter. Mettez-vous là ! Au suivant !?
Les ?criminels? s?étaient retrouvés embarqués dans un camion .. Ils avaient rejoint d?autres convois, où se trouvaient déjà des masses de prisonniers allemands.
A Nancy, on leur avait jeté quelques pierres en passant, hommage furtif des Lorrains du sud aux Lorrains du nord. Les malheureux croyaient encore à quelque méprise. On allait probablement les relâcher au bout de la semaine...
Mais après plusieurs jours de train et de pénibles arrêts en gare, lors desquels de braves cheminots, scandalisés de voir des ?Chleuhs? oser leur parler français, refusaient de leur donner à boire, les Américains les avaient parqués au camp de Thorée-les-Pins, près de la Flèche, à des centaines de kilomètres de chez eux. D'où le nom de "Fléchards" qu'ils se sont donnés depuis.
Harcelés par le froid, torturés par la faim, et soumis par dessus le marché aux brimades de plusieurs milliers de PG allemands dont le nazisme à géométrie variable se sentait alors requinqué par l?offensive de Von Rundstedt dans les Ardennes, nos pauvres Lorrains tombaient des nues.
?Ach so ! C?est vous, bande de salauds ? Vous nous avez lâchés, bande de traîtres ! Attendez que le vent tourne. On va vous coller contre un mur !?. Ils étaient devenus les déserteurs de tout le monde.
Pendant cinq mois, plus de 200 Mosellans avaient ainsi croupi dans un enclos, lors d?un hiver qui n?en finissait plus, et sans voir le moindre képi d?officier français à l?horizon. Visiblement, ils n?existaient pour personne. A la fin du printemps, les ?Fléchards? étaient rentrés chez eux, la tête basse, humiliés à jamais.
J?avais plusieurs fois rencontré Robert Schoeser à la fin des années soixante, à Sarrebourg. Il était journaliste au ?Républicain Lorrain? et nous avions sympathisé. On avait bien fini par parler de la guerre, car en Moselle, malgré le peu d?empressement qu?ont les gens à traiter le sujet à fond, il est par contre impossible de ne pas au moins l?effleurer, en face d?une bonne bière. Mais Robert ne m?avait jamais raconté ce qui lui était arrivé. J?ai su, après sa mort, qu?il était un ?Fléchard?, lui aussi ! Et j?ai compris son silence.
vu ici :
http://mosellehumiliee.free.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=44&Itemid=67