Le contexte : la fin de la Seconde Guerre mondiale [modifier]
La révolution nationale pétainiste avait renforcé en Algérie les partisans d'un ordre colonial brutal. Mais, avec le débarquement américain en novembre 1942, les conditions politiques changent. L'entrée en guerre de l'Afrique du Nord aux côtés des Alliés qui se prépare nécessite des égards vis à vis des populations indigènes. Messali Hadj, chef du pricipal mouvement nationaliste algérien, le Parti du Peuple Algérien (PPA, clandestin), reste cependant emprisonné. Ferhat Abbas, dirigeant des Amis du Manifeste et de la Liberté, demande que les musulmans qui s'apprêtent à entrer en guerre soient assurés de ne pas rester "privés des droits et des libertés essentielles dont jouissent les autres habitants de ce pays". [1].
Le 7 mars 1944, le Comité français de la Libération nationale a adopté une ordonnance attribuant d'office la nationalité française, sans modification de leur statut civil religieux à tous les Indigènes disposant de certains diplômes tels que le certificat d'études, de décorations militaires, etc. En 1945, environ 62 000 combattants en bénéficient, ce qui suscite diverses oppositions dans certains milieux européens en Algérie.
Les dirigeants nationalistes algériens espèrent beaucoup de la première réunion de l'Organisation des Nations unies à San Francisco le 29 avril 1945.
Manifestations nationalistes [modifier]
Au printemps 1945, l'ambiance est tendue parmi la population européenne où circulent des bruits alarmistes prédisant un soulèvement musulman. D'autant que l'Algérie connaît depuis quelques mois une situation alimentaire catastrophique. Messali Hadj est déporté à Brazzaville le 23 avril 1945. Le PPA organise des manifestations dans tout le pays le 1er mai qui se veulent pacifiques et sans armes, mais pour la première fois est brandi le drapeau algérien (interdit par le gouvernorat général français). Les manifestations se passent dans le calme sauf à à Alger et Oran où ont lieu des affrontements avec la police ; la répression est brutale et fait quelques morts.
Quelques jours plus tard, c'est l'annonce de la reddition allemande et de la fin de la guerre : des manifestations sont prévues un peu partout pour le 8 mai.
Le 8 mai [modifier]
A Sétif , la manifestation autorisée commence à envahir les rues dès 8h. 2000 à 5000 Algériens, chantant l?hymne nationaliste Min Djibalina (De nos montagnes), défilent avec des drapeaux des pays alliés vainqueurs et des pancartes « Libérez Messali », « Nous voulons être vos égaux » ou « A bas le colonialisme ». Vers 8h45 surgissent des pancartes « Vive l'Algérie libre et indépendante » et un drapeau algérien. Tout dérape alors : devant le café de France, les commissaires Olivieri et Tort tentent de s?emparer du drapeau. Le porte-drapeau Soual Bouzid chef d'une patrouille de scouts musulmans marchant en tête est abattu par un policier. Immédiatement des tirs provenant de policiers ainsi que de civils à partir des balcons frappent le cortège qui est gagné par la panique. La vingtaine de gendarmes à qui se heurte la foule ouvre un feu meurtrier. La colère des manifestants se retourne contre les Français et fait 28 morts chez les Européens. Dans le même temps, des émeutes éclatent entre Bougie et Jijel.
A Guelma, une manifestation s'ébranle en bon ordre vers 16h. Quand un drapeau algérien apparait, le sous-préfet Achiary entre dans la foule vers le porte-drapeau. Bousculade, il tire, imité par son escorte. Le cortège se débande. Les nouvelles arrivant de Sétif exacerbent la psychose des européens qui se vivent comme encerclés. On distribue des armes aux civils pour épauler l'armée.
Pendant une semaine dans le Constantinois, alors que commence la répression, se produiront de nombreuses violences contre les Européens, surtout dans les fermes isolées. Des femmes sont violées, des actes de barbarie sont commis. Le nombre total d'Européens tués sera estimé à 109.
Le massacre [modifier]
Le chef du gouvernement français provisoire, le général de Gaulle lance et coordonne (d'après le témoignage du garde des sceaux Teitgen[réf. nécessaire]) l'armée sous le commandement du général Duval dans une répression violente contre la population indigène. La marine participe grâce à son artillerie, ainsi que l'aviation. Deux croiseurs tirent plus de 800 coups de canon depuis la rade de Bougie. 10 000 soldats sont engagés dans l?opération. Ces troupes viennent de la Légion étrangère, des tabors marocains, des tirailleurs sénégalais et algériens. Des prisonniers de guerre allemands et italiens sont libérés et armés pour participer à la répression.
Image:Algerie-Setif-8mai1945-5.jpg
Celle-ci est à la mesure de la peur de voir cette manifestation dégénérer en une révolte générale. L?armée, qui était chargée de maintenir l?ordre, était également en sous-effectifs, à cause de la guerre. Des milices se forment sous l'?il bienveillant des autorités qui leur distribuent des armes, et se livrent à une véritable chasse aux émeutiers. Pendant deux semaines, l?Est de l?Algérie connaît un déchaînement de folie meurtrière. Plusieurs patriotes algériens, comme Ferhat Abbas, qui étaient totalement hostiles aux assassinats de Français qui allaient à l'encontre de toute leur action politique, furent de plus arrêtés.
Peu de citoyens français protestent contre ces massacres. Par exception l'un d'eux, le professeur José Aboulker, médecin juif et résistant (l'un des organisateurs du putsch du 8 novembre 1942, qui a permis le succès de l'Opération Torch à Alger), s'élève contre ces massacres. Il publie plusieurs articles dans le quotidien Alger Républicain, réclamant certes la sanction sévère des meurtriers provocateurs qui avaient assassiné 109 Français, mais à l'issue d'une procédure légale régulière. Et surtout, il dénonce sans réserve les massacres massifs et aveugles de milliers d'Algériens innocents. Il réclame aussi la libération immédiate de Fehrat Abbas, dont tout le monde savait qu'il avait toujours cantonné son action dans le cadre de la légalité. Le professeur Aboulker avait estimé que la défense des innocents devait primer toute considération politique.
Le 19 mai, à la demande du ministre de l?Intérieur Tixier, de Gaulle nomme le général de gendarmerie Tubert, résistant, membre depuis 1943 du Comité central provisoire de la Ligue des droits de l?homme (où siègent également René Cassin, Pierre Cot, Félix Gouin et Henri Laugier), membre de l?Assemblée consultative provisoire, dans le but d?arrêter la répression.
En effet, à partir du 19 mai, les ordres du général Duval changent complètement de nature et la milice de Guelma est dissoute. Mais, pendant six jours, du 19 au 25 mai, la commission fait du sur-place à Alger. Officiellement on attendait l?un de ses membres « retenu » à Tlemcen. Dans les faits, c'est bien Tubert qui est retenu à Alger. On ne le laisse partir pour Sétif que le 25 mai, quand tout y était terminé. Et, à peine arrivé à Sétif, il est rappelé à Alger le lendemain, le 26, sur ordre du gouvernement, par le gouverneur général Chataigneau. Si bien qu?il ne peut se rendre à Guelma.
La répression prend fin officiellement le 22 mai. Des officiers exigent la soumission publique, à genoux, des derniers insurgés sur la plage des Falaises, non loin de Kherrata.
Les dernières victimes sont tuées le 25 mai. Mais, pendant de longs mois les indigènes qui, dans les campagnes, se déplaçaient le long des routes continuèrent à fuir pour se mettre à l'abri, au bruit de chaque voiture.
Témoignages [modifier]
Des automitrailleuses font leur apparition dans les villages et tirent à distance sur les populations qui fuient vers les montagnes. Les blindés sont relayés par les militaires arrivés en convois sur les lieux.
De nombreux corps n?ont pu être enterrés ; ils sont jetés dans les puits, dans les gorges de Kherrata. Des miliciens utilisent les fours à chaux pour faire disparaître des cadavres. Saci Benhamla, qui habitait à quelques centaines de mètres du four à chaux d?Héliopolis, décrit l?insupportable odeur de chair brûlée et l?incessant va-et-vient des camions venant décharger les cadavres, qui brûlaient ensuite en dégageant une fumée bleuâtre[2].
À Kef-El-Boumba, « j?ai vu des Français faire descendre d?un camion cinq personnes les mains ligotées, les mettre sur la route, les arroser d?essence avant de les brûler vivants . »
L?armée organise des cérémonies de soumission où tous les hommes doivent se prosterner devant le drapeau français et répéter en choeur : « Nous sommes des chiens et Ferhat Abbas est un chien ». Certains, après ces cérémonies, étaient embarqués et assassinés.
Selon Annie Rey-Goldzeiguer[3], « des camps d'internement se remplissent et se vident par des exécutions sommaires, des corps sont incinérés dans des fours à chaux »
le commissaire Bergé, chef de la section judiciaire, déclare dans on rapport[réf. nécessaire] qu'il n'a « pas pu circuler librement à Guelma » et qu'il a « entrevu aux portes de la ville des charniers mal dissimulés ».
Voir notamment le site de la section de Toulon de la Ligue des Droits de l'Homme[4]
Le nombre des victimes [modifier]
Les chiffres du nombre de victimes sont actuellement source de nombreuses polémiques en Algérie où la version officielle écrite après l'indépendance à des fins nationalistes se trouve contredite depuis quelques années.
Le général Duval déclare « Les troupes ont pu tuer 500 à 600 indigènes ».
Le gouverneur général de l'Algérie Yves Chataigneau fixe le nombre des musulmans tués à 1165 et 14 soldats.
Par la suite, André Prenant, géographe spécialiste de la démographie algérienne, se rendant sur les lieux en 1948, fixe le nombre de victimes à 20 000.
Certains historiens ont par la suite parlé de 2000 à 15 000 morts.
Le gouvernement algérien qui commémore ces massacres tous les ans parle de 45 000 morts, principalement à Sétif, ainsi qu'à Guelma où de nombreuses exécutions sommaires ont lieu, et à Constantine.
Le professeur Henri Aboulker (voir plus haut), a estimé le bilan à 30 000 morts.
Récemment, Belaid Abdesselam, ancien premier ministre algérien, déclarait dans El-Khabar Hebdo que le chiffre de 45 000 a été choisi à des fins de propagande. Il jette ainsi un doute sérieux sur un chiffre qui fait partie des vérités officielles du gouvernement Algérien.
Ce dernier point de vue semble faire aujourd'hui autorité. Ainsi, malgré la censure encore présente autour de l'historiographie officielle, les chercheurs Rachid Messli et Abbas Aroua, du Centre de recherche historique et de documentation sur l?Algérie déclaraient le 9 avril 2005 que « la plupart des historiens s?entendent sur le fait que 45 000 est un chiffre exagéré. Il serait plus réaliste de penser que le bilan humain se situe entre 8 000 et 10 000 morts ».
L'Encyclopedia Britannica, jugeant les estimations officielles françaises et algériennes éloignées de la réalité, estime le nombre de victimes entre 6 000 et 8 000.
Dans un rapport secret à l'époque, le service historique des armées estime le chiffre des victimes à 350 morts et 250 blessés[réf. nécessaire]. Et les estimations effectués par la différence du nombre de cartes d'alimentation avant et après les événements concluent à moins de 1000 victimes[réf. nécessaire].
Conséquences [modifier]
Le communiqué officiel illustre la manière dont les autorités de l'époque ont perçu ces événements :
« Des éléments troubles, d'inspiration hitlérienne, se sont livrés à Sétif à une agression armée contre la population qui fêtait la capitulation de l'Allemagne nazie. La police, aidée de l'armée, maintient l'ordre et les autorités prennent toutes décisions utiles pour assurer la sécurité et réprimer les tentatives de désordre . »
Selon Benjamin Stora[5], on pensait déjà depuis 1939 que les nationalistes d'Afrique du Nord étaient pilotés par les fascistes italiens ou les nazis allemands, que le Parti du peuple algérien était proche du Parti populaire français, alors que Messali avait soutenu le Front populaire et la République espagnole. Ce sentiment fût renforcé par le fait que le soulèvement eut lieu le jour de la victoire.
Le général Duval, en charge du rétablissement de l'ordre, dit à cette occasion au gouvernement colonial : « Je vous ai donné la paix pour 10 ans, mais si rien ne change, il faut s'attendre au pire »[6] [7].
Ces propos se vérifieront puisque, 9 ans plus tard, l'insurrection de la Toussaint 1954 marquera le début de la Guerre d'Algérie.
Ces événements ont hâté indubitablement la prise de conscience des Algériens colonisés. En 1947, le PPA crée l'Organisation spéciale (OS), une branche armée, dirigée par Aït-Ahmed puis par Ben Bella. De nombreux historiens pensent que ces événements marquent le véritable début de la guerre d'Algérie.
Houari Boumediene, le futur président algérien a écrit :
« Ce jour-là, j?ai vieilli prématurément. L?adolescent que j?étais est devenu un homme. Ce jour-là, le monde a basculé. Même les ancêtres ont bougé sous terre. Et les enfants ont compris qu'il faudrait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres. Personne ne peut oublier ce jour-là. »
Kateb Yacine, écrivain algérien, alors lycéen à Sétif, écrit :
« C?est en 1945 que mon humanitarisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J?avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l?impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de Musulmans, je ne l?ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme. »
Il fut aussi un témoin oculaire des événements de Sétif, il écrit :
« Je témoigne que la manifestation du 8 mai était pacifique. En organisant une manifestation qui se voulait pacifique, on a été pris par surprise. Les dirigeants n?avaient pas prévu de réactions. Cela s?est terminé par des dizaines de milliers de victimes. À Guelma, ma mère a perdu la mémoire (...) On voyait des cadavres partout, dans toutes les rues. La répression était aveugle ; c?était un grand massacre. »
Albert Camus dans le journal Combat des 13 au 23 mai[8] demande qu'on applique aux Algériens (il dit : « Le peuple arabe ») les « principes démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes ». Il affirme qu?il y a crise ? et non de simples incidents ? que « le peuple arabe existe », qu?il « n?est pas inférieur sinon par les conditions où il se trouve ». Plus encore, il proclame que « l?Algérie est à conquérir une seconde fois ».