Photo aérienne de la Pointe du Hoc. Photo: US Army 2015
Dans quelques semaines, Gary Sterne, propriétaire du musée de la batterie de Maisy et auteur de l'ouvrage The Cover Up at Omaha Beach (2013), va publier son prochain livre, "Cover Up at Pointe Du Hoc". Avec l'appui de documents historiques, et notamment les ordres d'opérations ainsi que les dernières cartes réalisées par les services de renseignement alliés, les lignes historiques figées depuis de nombreuses années vont probablement être quelque peu bousculées.
Cette nouvelle publication détaille l'action du groupement provisoire de Rangers, de 1943 jusqu'au 10 juin 1944, avec un focus particulier sur l'opération Overlord et les différentes missions dévolues à ces commandos américains. L'auteur s'intéresse ainsi à l'assaut de la Pointe du Hoc, posant des questions intéressantes et qui font trembler les idées préconçues sur cet épisode majeur du débarquement de Normandie :
1 - les Rangers savaient-ils que les canons de la pointe du Hoc avaient été retirés de la batterie allemande ?
2 - quelles furent les conséquences de la prise de commandement inopinée du lieutenant-colonel Rudder à la tête du 2ème bataillon peu avant le début de l'assaut ?
- Concernant les canons de la pointe du Hoc, observons ces cartes d'état-major réalisées en 1944 par le service britannique de cartographie (Geographical Section, General Staff, GSGS) au profit des renseignements alliés. Le 15 février, les informations détaillées sur une carte nous informent que la batterie côtière allemande située au sommet de la pointe du Hoc compte six canons. Un tel renseignement oblige les Alliés à considérer cette batterie comme l'une des cibles prioritaires du débarquement, aussi bien pour les frappes d'artillerie que pour un assaut par la mer afin de préserver les opérations amphibies du Jour J.
Carte du GSGS de la Pointe du Hoc en février 1944 indiquant la présence de 6 canons
Mais quelques semaines plus tard, en mai, le même service cartographique publie une mise à jour, sur la base de renseignements d'origine humaine (notamment grâce aux travaux de la résistance française) et suite aux vols de renseignement réalisés par l'aviation alliée. Sur les six emplacements d'artillerie initialement présents, deux sont vides et quatre en construction.
Carte de mai 1944 du GSGS indiquant 4 casemates pour canon en construction (U/C : "under construction") et laissant vides les emplacements des deux autres canons.
Les Rangers pouvaient-ils ignorer ces informations ? Dans quel mesure avaient-ils été prévenus que la batterie s'était transformée en chantier et qu'elle était inopérante le 6 juin 1944 ?
Il est régulièrement fait mention dans les ouvrages historiques et les présentations réalisées par les guides touristiques du fait que les Rangers américains ont été surpris de ne pas découvrir de canons lors de l'assaut à la pointe du Hoc. Certains vétérans l'ont également évoqué dans leurs différents témoignages. Mais était-ce vraiment le cas pour tout le monde ?
Dans l'ouvrage Le Jour le plus Long de Cornelius Ryan (qui a ensuite fait l'objet du fameux film portant le même nom), l'auteur américain s'était déjà intéressé à cette question, ayant notamment rencontré le maire de Grandcamp-les-Bains au moment du Jour J, Jean Marion. Celui-ci lui avait confirmé que les canons n'avaient pas été installés et que cette information avait été transmise aux renseignements alliés préalablement au D-Day. Ces données s'étaient-elles perdues dans le flux des messages transmis ? Pas si l'on en croit les cartes du GSGS.
Le 4 juin 1944 à 19h00, le Major Lytle, commandant le 2ème bataillon de Ranger et la Task Force A chargée de monter à l'assaut de la batterie du Hoc, est relevé de son commandement par le lieutenant-colonel Rudder pour avoir exprimé sa vision de l'assaut : alors qu'il se trouvait déjà à bord du navire de transport Ben-My-Chree, désinhibé par l'alcool (il avait fêté son passage au grade de Major ) Lytle avait expliqué à ses cadres que les canons de la Pointe du Hoc ne s'y trouvaient plus et qu'il s'agissait d'une véritable attaque suicide. Les Rangers, ou du moins les cadres des 2ème et 5ème bataillons engagés dans l'assaut, savaient que les renseignements faisaient état de l'absence de canon.
Dans ce cas, pourquoi tenter un assaut par la mer contre la pointe du Hoc et la pointe de la Percée, au risque de sacrifier l'élite de l'infanterie américaine pour des positions dont l'importance opérative n'était que bien plus faible qu'anticipée ? Si le livre de Gary Sterne répond à cette question, plusieurs points peuvent être soulevés :
- une partie de la mission des Rangers le 6 juin 1944 consistait à s'emparer des défenses côtières de la pointe du Hoc et de la pointe de la Percée, puis de neutraliser les points d'appui de Maisy. La prise de la pointe du Hoc permettait de lever le doute quant aux capacités allemandes dans le secteur, mais ne représentait pas une fin d'action en soi : l'assaut des Rangers devait se poursuivre au plus tôt et dans la journée du 6 juin vers Grandcamp-les-Bains puis Maisy avant d'atteindre Osmanville.
- le poste d'observation et de direction des tirs de la pointe du Hoc représentait une véritable menace pour les Alliés, dans la mesure où il pouvait renseigner et guider les tirs des positions d'artillerie allemandes du secteur (notamment Maisy) contre la flotte d'invasion. Sa destruction facilitait la conduite des opérations amphibies à Utah Beach et Omaha Beach.
- la même logique peut être appliquée pour la station radar de la pointe de la Percée, qui devait être détruite au plus tôt afin d'empêcher les Allemands de se renseigner sur les moyens et opérations alliées.
- Cinq canons étaient dissimulés à environ un kilomètre au sud de la batterie et ont été découverts puis neutralisés par une patrouille dirigée par le First Sergeant Leonard G. Lomell le 6 juin. S'ils étaient bien présents, ils n'ont pas inquiété l'armada alliée le 6 juin 1944 : ce jour, aucune communication radio n'a commandé l'ouverture du feu par ces pièces d'artillerie, alors qu'au contraire les échanges étaient particulièrement denses en provenance des batteries de Crisbecq, Maisy ou encore Longues-sur-Mer.
- Concernant le rôle du lieutenant-colonel Rudder dans les combats qui ont débuté le 6 juin 1944 en Normandie, le livre de Gary Sterne pointe du doigt l'échec de la réalisation de la mission initialement confiée aux Rangers.
La mission générale des commandos américains le Jour-J est, telle que décrite dans les ordres d'opérations de la 1st Infantry Division (dont les Rangers sont placés sous son contrôle opérationnel), de : "Détruire la batterie d’artillerie côtière de la pointe du Hoc et de la pointe de la Percée, et flanc garder l’assaut à Omaha. Appuyés par des éléments débarqués, s’emparer des batteries de Grandcamp et de Maisy. Puis opérer contre les positions ennemies le long de la côte entre Grandcamp et Isigny".
Ainsi, le 6 juin 1944 au soir, les Rangers doivent tomber en garde dans le secteur d'Osmanville pour empêcher d'éventuels renforts allemands de converger en direction du point de mise à terre d'Omaha Beach. En aucun cas, ils ne doivent s'arrêter à la pointe du Hoc.
Le lieutenant-colonel James E. Rudder à son poste de commandement de la Pointe du Hoc en juin 1944
Après avoir relevé le Major Lytle de son commandement, le lieutenant-colonel demande le 5 juin 1944 à 2 heures du matin au général Huebner (commandant la 1ère division d'infanterie américaine) l'autorisation de prendre lui-même la tête du 2nd Ranger Battalion. Initialement, Rudder devait être engagé avec les renforts (Task Force C), théoriquement déployés à compter de 07h00, soit à la pointe du Hoc, soit à Omaha Beach en fonction des résultats de l'assaut de la Task Force A qui est chargée quant à elle de s'emparer de la batterie de la pointe du Hoc. Huebner n'admettait pas la possibilité de perdre le chef des Rangers dans les premières minutes de l'assaut. Mais contre toute attente, Rudder prend finalement la tête de la Task Force A et s'engage en première ligne le Jour J.
Au bilan le soir du Jour-J, les Rangers sont fixés à la pointe du Hoc et ont reçu un ordre qui n'était pas prévu dans le cadre de la planification initiale : Rudder demande à ses hommes de s'installer en défensive en interdisant la route Grandcamp-Vierville, jusqu'à l'arrivée des renforts provenant d'Omaha. Lui-même blessé, il ne se dirige plus vers la batterie de Maisy ou encore Osmanville. Malgré le renfort de plusieurs dizaines de Rangers du 5th Ranger Battalion dès le 6 juin 1944, Rudder ne donne pas l'ordre de relancer son action et préfère attendre les hommes du 29ème régiment d'infanterie, eux-mêmes retardés à Omaha Beach. Était-ce un ordre en conduite de l'échelon supérieur, compte-tenu des difficultés rencontrés à Omaha, ou un choix tactique pris par le lieutenant-colonel Rudder ?
L'emploi tactique des Rangers n'était pourtant pas destiné à rester en défense ferme mais au contraire à réaliser des coups de main rapides et audacieux. Ont-ils été correctement employé à compter du 6 juin 1944 en Normandie ? Quelle fut l'implication du lieutenant-colonel Rudder dans ces choix ? Gary Sterne apportera la réponse dans son prochain livre.
Si ce message ne remet en aucune manière en question l'héroïsme des différentes unités de Rangers, compte-tenu du caractère particulièrement difficile et audacieux des missions qui leur ont été confiées, il m’apparaît comme essentiel de remettre en perspective leurs actions et les choix réalisés sur le terrain, à la lecture des objectifs initiaux et des résultats obtenus. La destruction des canons trouvés par le First Sergeant Leonard G. Lomell est souvent associée à la réussite et la fin de la mission des Rangers en Normandie : pourtant, une fois les pièces d'artillerie neutralisées, ils étaient bien loin d'avoir réalisé l'intégralité des tâches confiées en ce fameux Jour J.