Témoignage de D. Zane Schlemmer – 4/4
Suite de la page Témoignage de D. Zane Schlemmer (3)
Nous nous préparions tous à attaquer notre objectif principal, Etienville, à quelques kilomètres pourtant mais rien d’infranchissable. Finalement, nous avons reçu un message de notre colonel nous informant que nous devions nous casser au plus vite et rejoindre le périmètre de la cote 30, qui surplombait les marais que j’avais traversé ce matin dans la pénombre.
Nous avons alors pris la direction de la colline qui contrôlait théoriquement deux routes traversant la rivière Merderet. Toutefois, ces points stratégiques étaient camouflés par de nombreuses haies et des vergers de pommiers. J’ai été assigné à un avant-poste sur la cote 30, où j’ai passé la plupart partie des quatre jours et nuits suivant, en compagnie du groupe commandé par le lieutenant-colonel Thomas Shanley.
J’ai apprécié cette position d’avant-poste, bien que parfois les tirs proviennent de plusieurs directions différentes, parce qu’à l’arrière les blessés et les mourants étaient nombreux et qu’il n’y avait aucun moyen de les évacuer. Il était très difficile d’entendre leurs cris et leurs gémissements, d’autant plus que nous n’avions plus aucun matériel médical. Nous n’avons pas non plus été ravitaillés en munition, équipement, eau ou nourriture, mais nous pouvions faire sans, bien que le manque de plasma et d’autres ressources médicales se soit fait sentir.
Plusieurs parachutistes se sont portés volontaires pour patauger et nager à travers les marais afin de rapporter du plasma et du ravitaillement pour le service de santé.
Nous étions alors exténués, jusqu’à ce que, quelques jours plus tard, nous ayons eu la possibilité de contacter par radio une batterie d’artillerie de canons de 75 mm. Le barrage d’artillerie a mis fin à de nombreuses attaques allemandes alors que notre situation aux avant-postes était parfois extrêmement critique.
Après avoir ouvert le feu pour contrer une offensive allemande provenant d’un petit chemin situé à proximité des avant-postes, nous avons capturé et ramenés deux petits canons d’artillerie allemands ainsi que des munitions. Nous les avons tirés à l’arrière de la cote 30 pour qu’ils soient réutilisés lors d’une prochaine attaque.
Le 6 juin 1944, à 11 heures 59, mon corps devenait très las, mais j’étais actif mentalement (probablement grâce à la Benzédrine), luxueusement emmitouflé dans un parachute qui tenait très très chaud dans mon trou de souris. Nous ne pouvions pas savoir si le débarquement sur les plages avait ou non réussit, mais nous savions que nous pouvions tenir au moins cinq jours contre les attaques allemandes. Pendant ces journées d’attente des renforts, j’ai beaucoup mûri et seul un soldat confronté à ce genre de situation pourra comprendre.
Je dois aussi mentionner que pendant la matinée du Jour J, nous avons appris la mort de notre aumônier catholique qui avait sauté avec nous et qui a été tué par des grenades allemandes alors qu’il était auprès de nos blessés. Nous nous sommes juré de venger sa mort sans porter attention aux lois de la guerre.
Nous avons poursuivi le combat en Normandie pendant encore un mois, jusqu’à ce que je sois blessé par les tirs de l’artillerie américaine qui visait un flanc de la cote 131, une fortification importante au-dessus de la ville française de La-Haye-du-Puits. Le 4 juillet 1944, j’ai été embarqué à bord d’un LST (Landing Ship, Tank) hôpital, qui m’a transporté jusqu’en Angleterre où je me suis retrouvé dans un hôpital de campagne britannique.
Ils ont du arracher mon uniforme, couvert de saletés et de sang, que j’avais porté sans prendre un seul bain pendant 29 jours. J’ai insisté pour conserver mes bottes de saut pendant qu’on opérait mes blessures, car elles représentaient ce que j’avais de plus précieux dans cet endroit.
J’ai été émerveillé par le luxe impressionnant de la Marine américaine, avec ses sièges propres, ses feuilles blanches, ses pêches en conserve, son pain blanc, ses jus de fruit et son véritable café – j’avais oublié toutes ces choses et elles me paraissaient presque étranges, après avoir vécu ces journées difficiles à travers les haies normandes.
Notre régiment a été retiré du front le 8 juillet 1944 et sur le 2055 parachutistes du 508ème régiment d’infanterie Parachutiste qui ont sauté au-dessus de la France, le 6 juin 1944, seulement 918 d’entre eux ont été reconduit à bord de LST à Nottingham, en Angleterre, pour y reformer le régiment, combler les places vides, et préparer le prochain saut en parachute. Les autres soldats ont été tués, blessés ou sont portés disparus. Pourtant, beaucoup d’entre nous ont pu rejoindre plus tard le régiment. J’ai eu de la chance de n’être que superficiellement blessé et de pouvoir de l’hôpital tout juste à temps pour sauter au-dessus de la Hollande, le 17 septembre 1944, en compagnie de ma propre section, bien que mon bras était toujours bandé et que je sentais encore les autres blessures reçues en Normandie.
Pendant de nombreuses années après avoir quitté l’armée en novembre 1945, j’ai essayé d’oublier tous mes souvenirs de ces journées et mois fatidiques, mais ils revenaient périodiquement en mémoire. Dans les années 70, j’ai soudainement réalisé que ces années faisaient partie de moi, qu’elles appartenaient à l’Histoire et que rien ne pourrait modifier ces souvenirs.
En 1974, je suis retourné en Normandie et en Europe pour retrouver ces fermes, ces champs, ces forêts et ces villes que j’avais observé dans des conditions si différentes les années précédentes. Après quelques recherches, j’ai retrouvé le verger de pommiers où j’avais atterri le Jour J. J’ai rencontré les villageois normands qui habitaient dans cette région à ce moment et qui m’ont invité dans leur maison, avec le sentiment dans le coeur qu’ils n’oublieraient jamais les instants magiques de leur libération.
Mais avant tout, je me suis trouvé en paix avec moi-même et j’ai découvert avec surprise qu’en effet, tous les parachutistes peuvent pleurer.
En 1977, la très agréable population de Picauville, en Normandie, a installé une plaque à proximité du verger où j’ai atterri, et m’a honorée en renommant la rue adjacente « Rue Zane Schlemmer ». Le fermier Pierre Cotelle, qui avait pendant des années réuni une collection de matériels divers de la Seconde Guerre mondiale, a appelé sa collection : « Musée Zane Schlemmer ». Et tout ça, parce qu’une nuit, bien des années auparavant, un jeune parachutiste américain est venu leur donner la même chose qu’un général français, Lafayette, auquel nous devons beaucoup de respect (il avait aidé notre armée révolutionnaire), nous avais donné il y a bien longtemps : la Liberté.
Zane Schlemmer
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