Aux Etats-Unis, chaque weekend, quand certains jouent au golf ou au base-ball, d?autres se retrouvent dans des camps militaires. Ils se réunissent en unités, dans des camps plus vrais que nature, pour « rejouer » ce que leurs pères ont vécu à la guerre. Aux Etats-Unis, ça s?appelle le « reenactment » : la reconstitution. Un vrai business qui a ses sites Web, ses groupes, son organisation, sa structure.
Mais ces reconstitutions n?ont rien à voir avec les commémorations du 4 Juillet ou celles de la Guerre de Sécession en compagnie de vrais vétérans. Ces camps ont pour but de recréer les conditions véritables des guerres vécues par les Américains. On en trouve ainsi pour la première Guerre Mondiale, pour la bataille d?Iwo Jima. Mais les plus « populaires » sont ceux qui recréent l?enfer du Vietnam.
L?enfer du Vietnam recréé, presque authentique.
On trouve des camps de la Virginie à l?Oregon. Pour les meilleurs, il faut aller dans le Mississippi. Par meilleur, comprendre « le pire ». Car ce qu?on recherche, c?est l?authenticité. Rien à voir avec une télé-réalité.
Ca veut donc dire serpents venimeux, insectes, terrain impratiquable, et une chaleur paralysante, voir hallucinogène. Comme dans la jungle.
Cantines, treillis, fusils, mitraillettes, discipline et organisation militaire, tout est fait pour qu?on s?y croit vraiment. A un degré presque fétichiste :chaque détail, jusqu?aux odeurs ambiantes, est fait pour ramener les gens en 1970. On joue les tubes de l?époque « Purple Haze », « Gimme Shelter », « All Along the Watchtower ». Mais tout de meme, on les joue avec des MP3.
« It?s all over man ! It?s all over ! » ?I wanna fuck Jane Fonda!? ?I wanna go home!?. C?est le genre de cris qu?on entend lors des assauts. Des vrais. Surtout lorsqu?un serpent venimeux se trouve sous ses pieds.

Entre deux combats, les ennemis (à gauche) et les « reenactors » comparent leurs armes. (Crédits T.A Woodward)
Chaque fin de semaine, cinquante, soixante « weekend warriors » débarquent dans leur camp du Mississipii, quelque part entre Jackson et Yazoo City, pour recréer les combats d?une guerre dont le seul nom évoque tout de suite amertume et regret. Et surtout une plaie béante aux Etats-Unis.
Plusieurs ont une vraie expérience militaire, guerre du Golfe, même guerre d?Irak. On trouve des officiers de police, des pompiers, un juge, un sheriff. Des médecins, des chercheurs. Souvent des yuppies ordinaires, mais qui sont juste obsédés par l?histoire militaire.
On trouve toutes les origines sociales, toutes les opinions politiques. Souvent, ils sont militaires, marines. Un journaliste du magazine Details, en reportage, y a même trouvé un libéral, qui roulait son TShirt peace and love sous son lit de camp. Il a des opinions progressistes, colle des auto-collants « Human Rights Campaign », se fait un devoir d?aller applaudir la Gay Pride, et est contre la guerre en Irak, mais il se tait : « mes opinions ne sont pas bienvenues ici ».

Tour de guet, tentes, cantines, "All along the WatchTower"...comme en 1969
Aller visiter un camp sans y être actif est très rare. Les « weekend warriors » sont plus que tout allergiques aux médias. Les rares journalistes qui viennent jouent eux aussi leur rôle : ils sont correspondants de guerre.
Ils se moquent de la politique de la guerre de l?époque, qui 30 ans après la chute de Saïgon, divise encore des millions d?Américains. Ils ne viennent pas faire de la politique. Ce qu?ils viennent chercher, au-delà des sensations et de l?authenticité, c?est une façon de comprendre et de rendre hommage.
De la sueur, des serpents, et des balles qui tueraient presque
Pour eux, c?est un hobby comme le golf, ou la collection de timbres, mais plus éducatif. Pour eux les dingues, les « weirdos », ce sont plutôt les fans de Star Wars ou de Star Trek qui se déguisent comme leurs héros : « S?ils se déguisent, pourquoi ne pas carément choisir une période contemporaine ? »
Pas de second degré chez les « weekend warriors ». Les batailles durent 30 minutes (tout de même peu réaliste?), mais c?est intense.
Le moment magique : quand on sent arriver le moment critique. Sur la ligne de front, les balles sifflent, on sue dans son treillis, et pendant un moment on a vraiment l?impression d?être au Vietnam.

Grenades, lance-flammes, tout l'arsenal, comme là-bas
Et c?est ça qu?ils viennent chercher : l?impression d?être vraiment en train de vivre l?offensive des Vietcongs à la frontière cambodgienne.
Le meilleur moment ? Quand on sait qu?on va mourir. Les balles sont à blanc, donc, aucun moyen de savoir qui s?est fait « tué ». Tout fonctionne alors sur l?honnêteté et l?honneur : dès qu?un « soldat » sent qu?il est frappé à un endroit vital, il tombe. Game over.
Toute reconstitution se doit de donner à ses participants des moments de pure misère et de terreur. Ainsi, un groupe de soldats doit faire le gué dans une tour pendant trois jours, dans l?humidité, la chaleur, les tiques et les serpents. « Mais si on ne se sentait pas au fond du trou, ça ne serait pas authentique » explique l?un d?entre eux.
Absurdité ou travail de mémoire ?
« Je voulais une mission, et pour racheter mes péchés, ils m?en ont donné une ». Cette phrase tirée d? « Apocalypse Now » s?appliquerait parfaitement à ce hobby hors normes. On pourrait croire que l?obsession des Américains avec une guerre qu?ils ont perdu de surcroit, a marqué même les générations qui ne l?ont pas connu, au point qu?elles cherchent à s?en excuser en jouant cette guerre.
Ou encore, on pourrait être enclin à y voir un simple show à l?américaine pour se donner des sensations, un sport de machos qui, après tout, se retrouvent dans une sorte de cour de récréation grandeur nature où ils jouent à la guerre.

Parfois les soldats sont accompagnés de leurs enfants. Une façon de partager des moments intéressants avec eux.
Du point de vue des « weekend warrior », rien de tout cela. Limiter ces « reconstitutions » à cela serait réducteur. Les participants, par-dessus tout, voient cela comme un geste de respect envers les vétérans. Une manière de rendre hommage aux sacrifices des générations précédentes.
Certains ont des parents vétérans. Quand leurs enfants s?achètent certains objets sur Ebay, pour parfaire leur matériel ?briquets, balles datant de 1969 et autres objets vintage -, cela leur fait drôle. Pour eux, chaque objet évoque une histoire, un souvenir, pas toujours agréable. Certains témoignent, expliquent que comme ça, ils comprennent mieux leur sacrifice, ce qu?ils ont vécu. L?un d?eux se souvient que des hippies avaient jeté des pierres sur la voiture de sa mère, quand il était dans la voiture. D?une manière ou d?une autre, la guerre a marqué les esprits.
La différence avec Iwo Jima et d?autres guerres ou batailles, c?est que le Vietnam fait partie intégrante de l?imaginaire, via des films comme « Full Metal Jacket », « Apocalypse Now», « Voyage au bout de l?enfer », ou « Platoon ».
Même si la Seconde Guerre Mondiale a eu ses nombreux films de guerre, aucun n?ont l?intensité cauchemardesque et psychotique des films sur le seul conflit perdu par les Américains.
L?idée maîtresse, c?est le Vietnam est plus qu?une guerre. C?est le grand carnaval du grotesque, une sorte d?expérimentation de la psychose de masse. Une idée qui vire à l?obsession.
Le pire, c?est que souvent, dans leurs combats pour rendre hommage aux vétérans, et malgré toute la distance qu?ils ont naturellement avec la réalité, les « weekend warrior » perdent. Eux aussi.
Emmanuelle Carre 14/09/07
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