Bonjour,
Il y a en effet des erreurs manifestes. Elles concernent peut-être des détails, mais attestent d'un manque de rigueur certain, d'une absence de recoupement des témoignages (l'auteur ne cite jamais ses sources, il n'y a qu'une bibliographie généraliste en fin d'ouvrage), et même parfois d'une certaine imagination romanesque (récit de "faits" qu'on ne trouve nulle part ailleurs). Avant d'y venir, il faut rappeler que "Le commando du pont Pégase" a paru en 1985, soit un an après le "Pegasus Bridge" de S.E. Ambrose. A la décharge de N.Hugedé, il faut reconnaître que son ouvrage est, à l'époque, l'un des seuls en français à traiter le sujet avec un effort de précision. En ce sens il comble un vide. C'est un peu étrange car le "coup de main" est devenu très célèbre après la sortie du "Longuest day" d'Annakin/Zanuck (pour les séquences anglaises), bien que la reconstitution en soit très fantaisiste, Hollywood oblige...

( les sapeurs britanniques arrachant acrobatiquement les charges de démolition posées SOUS le pont, et sous la mitraille allemande, alors qu'il n'y avait rien, surtout pas là: les réceptacles des charges étaient fixés sur les parapets, côté intérieur, et étaient vides comme on le sait ). Mais depuis, des parutions très critiques et détaillées ont vu le jour. Le livre d'Ambrose est devenu une référence. Il faut préciser que malgré d'importants entretiens avec J. Howard lui-même, le texte contient des inexactitudes (sur le crash du planeur n.3 qu'il confond avec le n.2 ou l'improbable Pz IV détruit par le PIAT. Bien qu'Howard ait été "consultant" lors du tournage du film de Zanuck, Il ne fut guère écouté et en conçut une réelle amertume. Ambrose a été plus attentif et précis, mais dans la lettre que le Major lui adresse après la parution de l'ouvrage, on devine quelques réserves derrière les félicitations d'usage. Passons. En 2002, ce sont deux "Historica" de G. Bernage, qui donneront un très bon livre en raison particulièrement de l'iconographie et des cartes ("Diables rouges en Normandie", Heimdal). En 2004 "The Pegasus Diaries" (Pen & Sword) est publié grâce à la veuve d'Howard avec, entre autres, un croquis (p.121) représentant enfin la vraie disposition des planeurs après atterrissage. Mais c'est surtout en 2009 qu'un vrai travail critique est réalisé: "The Pegasus and Orne Bridges" de N. Barber (Pen & Sword). Depuis 2004, sont sortis de nombreux autres témoignages de vétérans (Parr, Edwards...), mais j'abrège, car ce préambule est un peu long...Il me semblait utile de situer le livre d'Hugedé dans son contexte: il propose des éléments nombreux, à prendre en compte pour certains, mais il faut le lire avec une extrème prudence. D'une part, il ne pouvait anticiper sur des résultats de recherches ultérieures. D'autre part, et c'est plus gênant, son récit est trop spéculatif et "romanesque", du moins pour ce qui concerne mon projet personnel.
Les faits, donc. J'en retiens deux au hasard. Il y en a d'autres, mais le recensement exhaustif du "manifestement" faux et du douteux serait bien long, hélas...
-Je passe sur ce qui a été dit précédemment: pour le blindé détruit vers 01h30 par le Sgt Thornton, on peut se référer à N. Barber (qui, sur la question des planeurs est plus sceptique que moi, je l'admets. Cf Appendix B, pp.276-280. Sur la position 1-3-2, je rejoins Hugedé, me référant au témoignage de plusieurs vétérans). Ouvrons enfin son livre.
1) p. 58. Il est dit que la section de Brotheridge a capturé la fameuse sentinelle qui a tout entendu sans rien voir ni comprendre: Helmut Romer. "Un Polonais d'origine. Engagé volontaire. [Lors de l'assaut sur le pont] Romer était seul parvenu à s'enfuir. Il venait d'être retrouvé dans une remise de Bénouville". Selon Hugedé, il est 1 heure du matin (il ne précise pas si c'est l'heure continentale ou anglaise). L'interrogatoire du jeune Romer est essentiel pour l'auteur: c'est alors, dès la nuit, que Howard est censé découvrir les raisons de l'incroyable concours de circonstances ayant permis l'effet de surprise. Cela relève du miracle, et ces énormes coïncidences mettent en évidence l'impréparation et toutes les négligences coupables des Anglais dans l'élaboration de leur plan. A présent retrouvons Romer 60 ans plus tard, interviewé par le respectable "Telegraph" du 5 juin 2004. Le titre: "I saw the British and hid in a bush". Romer raconte: "Mon ami Sauer, moi, et notre camarade polonais décidâmes de nous sauver et nous jetâmes dans un sureau". Et dans ce buisson, il y est resté un peu longtemps: de là il a vu la destruction du blindé, le naufrage d'une des "canonnières" ("raumboot" en fait) fuyant Ouistreham, vers 07h00 donc (heure anglaise, que j'utiliserai toujours dans la suite), et même la jonction avec le commando de Lovat vers 13h. La nuit est déjà loin! En fait les trois ne se sont rendus que le mercredi 07/06, en début d'après-midi: "36 heures s'étaient écoulées, et nous étions épuisés"(ibid.). Ajoutons que par ailleurs Howard n'a jamais fait état de la capture de Romer (avec lequel il s'est lié d'amitié après la guerre). Pourtant on est bien informé sur la teneur de l'interrogatoire imaginaire: p.60, Romer à Howard: "Nous polonais, pas beaucoup aimés par les officiers allemands (...) "Nous pas de la race des seigneurs"" Et vlan un gros cliché, juste pour oublier que Romer était bien Allemand, et Berlinois. Simple erreur de détail? En fait on soulève ici un problème qui concerne non seulement la "méthode" de vérification des faits (inexistante), mais plus généralement l'ensemble des analyses de N. Hugedé.
Toute une argumentation circule dans les pages voisines, qui tend à montrer la gravissime légèreté des Anglais, les faiblesses incroyables de leur plan. Par exemple le fait qu'il n'y ait eu aucun exercice d'atterrissage en "live load", avec de vrais passagers, comme l'admet le pilote Jim Wallwork (Barber, p.32). Trop dangereux. Les hommes et l'équipement étaient remplacés par leur équivalent en poids de sacs de ciment. Grave, certainement: car cet "idiot" de Howard n'avait pas songé que la violence de l'atterrissage assommerait ses hommes et empêcherait toute action immédiate (pas avant 15mn, le temps de retrouver leurs esprits). Et c'est ce qui c'est effectivement produit selon Hugedé (p. 60). 15 minutes entre l'atterrissage et l'assaut! Or on sait que le planeur 1 (chalk 91) se posa à 00h16, et qu' avant 00h30 tout était "plié", du moins pour ce qui concerne le contrôle du pont et des défenses attenantes. Des paras avançaient déjà en direction de la mairie/école pour sécuriser le périmètre et contrôler la "T-Junction". L'effet du choc initial n'avait duré que quelques secondes, 1 ou 2 mn maximum (sauf pour les blessés, notamment les pilotes). Lorsque le crash du 3è planeur survient (3 ou 4mn après l'arrivée du 1er), le platoon de Den Brotheridge est déjà en action, ou du moins sur le point de l'être. Les Horsas n'en étaient pas à leur coup d'essai: ils avaient notamment participé à "Husky", l'invasion de la Sicile, dans des conditions plus favorables, certes, mais on savait bien que le choc serait brutal. Le crash du chalk 93 et la noyade du Pte Greenhalgh l'attestent. Je dis cela car Hugedé va vraiment loin dans ses accusations. On aurait oublié jusqu'à la possibilité de la présence de gardes! p.62:Howard, dubitatif:"comment avait-on pu ne pas tenir compte de la présence sur le pont de deux soldats Allemands, aux aguets?". Qui peut imaginer en effet un tel "oubli", alors que les "Ox & Bucks" savaient qu'ils attaquaient un point fortifié, dont ils connaissaient le nombre approximatif et la (faible) qualité des défenseurs? Qu'ils savaient également l'emplacement du système de mise à feu des explosifs? Avec les renseignement de la résistance, les repérages fréquents de la RAF? Et ils n'auraient pas pensé aux sentinelles?! Un vétéran (je n'ai pas la référence devant moi) déclare qu'il ne les ignoraient pas, et escomptaient une confusion avec un bombardier détruit par la flak, ce qui était bien plus plausible que l'atterrissage de quelques planeurs à quelques mètres d'un pont défendu entre autres par un canon AT (KwK de 50mm). Et c'est ce qui s'est produit. D'ailleurs Le choix du Halifax plutôt que de l' Albemarle ne participait-il pas de la duperie visant à simuler de façon crédible un bombardement sérieux sur Caen? Pourquoi Hugedé s'échine-t-il à vouloir démontrer que la tromperie n'avait pas fonctionné? Il affirme que tout le monde ou presque avait repéré les planeurs, jusqu'à Von Luck, qui était au courant? Mais au courant de quoi? Qu'une formation de bombardiers se dirigeait vers le Sud? Quelle révélation capitale! Si des observateurs ont eu des doutes sur la nature des aéronefs, les identifier comme étant des planeurs n'était possible qu'après le décrochage...9 minutes seulement avant que le premier, celui de J. Wallwork, n'enfonce les barbelés des défenses du pont. Entre 00h07 et 00h16, on peut penser que bien peu au sol aient pu remarquer les 6 planeurs...Et deviner leur objectif. La supercherie a marché, bien que la ficelle soit grosse. Les efforts de Hugedé me font penser à ceux de Carell lorsque celui-ci cherche à se persuader que le secret du débarquement avait été percé par l'Abwehr grâce au "déchiffrage" des fameux vers de Verlaine. Qu'un réseau de résistants soit appelé à l'action dans les 24h n'était qu'une information noyée dans la gigantesque opération de désinformation qu'était Fortitude. Pareillement, que quelques avions (planeurs?) soient vaguement aperçus ce soir là au dessus du Calvados n'était qu'une goutte d'eau dans l'océan d'activités "anormales" que les Allemands pouvaient déjà détecter. Quel service de renseignement, quel officier doué d'une intuition aussi grande soit-elle pouvait à cet instant comprendre avec certitude ce qui se passait? Certains ont eu des doutes, mais ils étaient isolés, sans possibilité de réaction.
Le vent assez fort venant de la mer a aidé aussi à atténuer le bruit des atterrissages, mais cela est-il si rare dans la région? Les Anglais étaient conscients des risques. Il fallut de la chance, soit, mais surtout des qualités exceptionnelles. De l'inconséquence, il n'y en eut pas, surtout en considération d'autres opérations du D Day...
2) pp.101 sq. UN KOENIGSTEIGER au carrefour de Bénouville

!!!! (Je suppose près de la mairie). My god, manquait plus que ça! Le machin est censé apparaître entre la fin de la mise en place des positions défensives et avant l'apparition du pseudo-Pz IV. L'auteur reste dans le vague. Et on le comprend, s'il veut soutenir un truc pareil! il viendrait de Ouistreham, par le quartier de Le Port. Bizarre. A quel régiment, quelle division appartient-il? Il n'y a sur place que la 716 I.D. Quant aux divisions blindées, il n'y en a qu'une couvrant cette zone: la 21 Pz ID. Von Luck (125è Rgt), le plus prompt à intervenir, ne dispose que de forces en amont des 2 ponts de Bénouville-Ranville, Et surtout: IL N'Y A AUCUN TIGER dans la 21 I.D. (voir Perrigault, "21 Panzer-Division",Heimdal). On trouve aussi facilement sur le net un organigramme très précis de l'OB cette Pz I.D chère à Rommel (des anciens du DAK en partie). En Normandie, elle se compose de blindés de prise, genre Somua modifiés, Marder I, divers semi-chenilés, bref beaucoup d'engins plutôt bien bricolés (les "funnies" de Rommel, par analogie avec ceux d' Hobart). Aucun char lourd. Les plus gros sont des Pz IV. Il y a, paraît-il, des manoeuvres dans le coin cette nuit-là. Mais quelle division? A Bénouville même? Un Tiger égaré ayant cassé sa radio, sans escorte ni protection?

Non, restons sérieux, c'est tout à fait improbable, et je n'ai trouvé aucun témoignage faisant état d' une si singulière rencontre. Mais Hugedé est à Hollywood! Et ça remplit des pages. Dialogue surréaliste, p.101:"Ca fait plus de 68 tonnes,un joujou pareil". "C'est surtout le canon que je crains, compléta Howard, c'est un canon de 88. S'il tire, on est fichu". Effet dramatique assuré. Et on ne peut résister à ce sublime élan de poésie lyrique, p.102: "mais qu'il tire! Qu'on en finisse!...Rien. Silence. Immobilité. Seul le bruissement du grand peuplier dans le vent, des coassements indifférents dans les marais... La nature était calme, et ne prêtait aucune attention à cette montagne d'acier, immobile, silencieuse [Moi: Ach, c'est vrai, blindé lourd, mais technologie allemande: à un mètre on n'entend pas le moteur

],qui, d'un instant à l'autre, pouvait déclencher l'apocalypse". Vu? Ok, je me suis fait plaisir en citant tout le passage, et je ris encore. C'est bien triste, plutôt: on n'a pas affaire à un ouvrage d'Histoire un peu rigoureux. C'est l'illiade, le mythe, l'épopée. D'où Hugedé sort-il cette hallucination? Un témoignage? Dans ce cas il aurait été bon de le citer. Mais n'oublions pas que l'infanterie alliée avait, dans les premières semaines après le D Day, une forte tendance à voir les blindés Allemands plus gros qu'ils n'étaient. Il y aurait eu des Tigers partout ...Ces erreurs d'appréciation liées à la crainte (bien compréhensible) de la puissance blindée ennemie, et à l'inexpérience (ici c'était le baptême du feu pour la plupart des hommes de Howard), explique sans doute pourquoi Thornton fut persuadé d'avoir détruit un Pz Iv et non un half-track de reconnaissance. Sans doute le projet de l'auteur n'est pas "scientifique", il vise le grand public. Mais je ne me souviens pas de telles divagations grandiloquentes, dignes des années 50-60, même dans C. Ryan, ni chez Ambrose.
En feuilletant, j'ai trouvé d'autres "curiosités", mais je m'arrête là. Concernant les "analyses", soyons juste:par exemple Hugedé dit avec raison que les Allemands n'auraient détruit le pont qu'en dernière extrémité, car il était important aussi pour eux dans l'optique d'une contre-attaque face à une possible opération amphibibie. Mais si les explosifs n'étaient pas en place, c'est d'une part à cause de la crainte d'une action de la résistance, d'autre part parce qu'il était considéré comme impossible une attaque aéroportée si loin des plages (plus de 10km). Les erreurs des alliés furent nombreuses, mais inévitables dans une opération à telle échelle. Ce qu'il convient plutôt de souligner, c'est l'impéritie du système de commandement allemand, mais cela a été fait maintes fois ailleurs.
Je voulais répondre à ta question. Et je suis sincèrement ennuyé, car je n'avance pas dans mes recherches. Par exemple, la description (trop?) détaillée du nettoyage des abris de la rive Est, pp.50-54 avait attiré mon attention. Non pas tant le récit en lui-même, qui ne trouve encore une fois pas de véritable écho ailleurs, mais à cause de la description des boyaux souterrains, qui peuvent informer sur la structure du point fortifié. Le Pte Wally Parr participa au "sale boulot", et "découvrit à sa stupéfaction un labyrinthe de tunnels et de pièces sous l'emplacement du canon. Certaines [des pièces] étaient de petits dortoirs" d'après son propre fils dans "What d'y a do in the war, Dad?",Trafford, 2007, p.44. Ici, enfin, il y a des corrélations.
Au final Hugedé affirme sans preuves (du moins il ne les montre pas), spécule et interprète, imagine des dialogues et même des faits, comme un romancier. C'est efficace, certes, et même prenant. Je l'avais lu en une traite ou deux. J'en étais au début de mes petites recherches, j'avais le sentiment d'avoir déjà tout compris. En y revenant aujourd'hui, le charme est rompu. Il y a une certaine richesse dans les témoignages inédits mais peu vérifiables des civils. Forcément il y a des éléments à creuser, et j'ose espérer que tous ces apports ne sont pas inventés! Mais que prendre, et que jeter? Trop d'erreurs grossières jettent le discrédit sur tout le reste, sauf sur ce qu'on savait déjà, on n'y peut rien. C'est pourquoi ce livre m'embarrasse. Je suis loin d'avoir tout compris sur "Deadstick", je me fourvoie peut-être complètement. C'est pourquoi j'ai écrit dans ce forum. Ne me reste-il comme seule solution, que retourner au Mémorial, et trouver un meilleur guide que la dernière fois? Mais je suis patient, et j'ai déjà trop progressé pour m'arrêter à ce stade

NB. Les ouvrages les plus sérieux sont ceux de Bernage (qui reproduit cependant l'erreur classique mais excusable, de la position des planeurs et du Pz IV) et surtout celui de Neil Barber, si l'anglais ne vous rechigne pas. Pen & Sword a sorti un excellent DVD en 2010 (non sous-titré) et aussi le témoignage important de D. Edwards "The devil's own luck", 1999). Il est regrettable qu'aucun ouvrage de cet éditeur ne soit traduit en français à ce jour.
Cordialement,
Laurent